Par Alberto Pradilla
Des centaines de migrants africains, pour la plupart venant du Cameroun, d’Angola et de la République Démocratique du Congo (RDC), sont restés cinq mois sans pouvoir partir de Tapachula au Chiapas. Leurs pays ne les reconnaissent plus et le Mexique les considère comme des apatrides. Pour eux, Ciudad Acuña, à la frontière des États-Unis, est devenue la destination principale pour tenter le passage vers le nord.
Angelina, congolaise de 38 ans, a vu la mort quand elle a traversé le Rio Bravo.
“Je ne croyais pas que j’allais survivre. J’ai avalé de l’eau, j’en avais plein la bouche, dans le nez ; j’ai été sauvée par des policiers” dit-elle depuis Montréal au Canada. Actuellement, elle est en train d’y faire une demande d’asile avec ses deux enfants de 14 et 16 ans. Aucun d’eux veut que leur nom apparaisse dans le reportage.
Angelina est une survivante.
Elle a échappée à la mort en République Démocratique du Congo, quand des hommes armés ont assassiné son mari et sa fille. Elle a échappé à la mort dans la forêt du Darien, entre la Colombie et le Panama, où son autre fils, un enfant de 7 ans, s’est noyé après avoir glissé dans la boue. Elle a échappé à la mort à Ciudad Acuña, dans le Coahuila au Mexique, quand elle est tombée dans l’eau du Rio Bravo en essayant d’atteindre les États-Unis avec 20 autres migrants originaires du Congo, d’Angola et du Cameroun.
Tout cela lui est arrivé entre janvier et novembre 2019.
“J’ai vu la mort,” répète cette femme aux yeux globuleux, à l’expression triste et à l’apparence fragile. Maintenant, à cause du Covid 19, elle est enfermée chez elle à Montréal. Mais elle est en sécurité. Pour la première fois depuis plus d’un an, elle a quatre murs autour d’elle, qu’elle peut appeler “maison”. Avant d’en arriver là, elle a perdu son mari et deux de ses enfants. C’est comme si on lui avait arraché la moitié du corps. Mais elle y est arrivée.
De l’Angola à l’Équateur. De l’Équateur à la Colombie. De la Colombie au Panama. Du Panama au Costa Rica. Du Costa Rica au Nicaragua. Du Nicaragua au Honduras. Du Honduras au Guatemala. Du Guatemala au Mexique.
Plus de 20.000 kilomètres et neuf pays.
Le mercredi 13 novembre, Ciudad Acuña en Coahuila, une ville poussiéreuse à la frontière entre le Mexique et les États-Unis, a été la dernière grande étape de l’exode d’Angelina. Après s’être arrêtée à Tapachula au Chiapas, dans le sud du Mexique, pendant cinq mois, sa famille a obtenu une carte de résident permanent. Ils ont rapidement repris le chemin vers l’autre extrémité du pays -à plus de deux milles kilomètres- dans un bus délabré. Ils ont dormi quelques nuits dans une chambre payée par une compagne d’exode. Quand celle-ci a décidé de “faire le saut vers les États-Unis”, Angelina l’a suivie. Cela a été son meilleur réflexe. Elle n’avait plus rien à perdre ni plus rien pour survivre ; et rester au Mexique ne fût jamais une option.
Cette congolaise et ses deux enfants ont sauté dans le Rio Bravo à l’aube. Auparavant, ils ont traversé un parc, protégés par l’obscurité et les arbres qui forment une barrière naturelle sur la rive. Quand ils ont sauté, la Guardia Nacional n’était pas là, personne ne s’est mis en travers de leur chemin. Il n’y a qu’une centaine de mètres entre le Mexique et les État-Unis. Le “mur” est fait d’eau. Si le courant n’est pas trop fort, certains endroits peuvent se franchir sans trop de difficultés. C’est ce qu’a cru Angelina. Elle était au milieu du passage, de l’eau jusqu’aux genoux, quand elle a perdu le contrôle. Le courant a emporté son sac, son téléphone, et a failli l’emporter elle aussi.
C’est l’histoire d’une année terrible durant laquelle elle est passée d’une vie aisée en République Démocratique du Congo à celle d’une veuve demandeuse d’asile à plus de 10.000 kilomètres de chez elle. Comme elle, des centaines de migrants originaires de RDC, du Cameroun, d’Angola ou d’Éthiopie traversent le Mexique pour atteindre les États-Unis.
En 2019, le Mexique est devenu sa prison. En raison d’un changement de la législation concernant les lois migratoires, elle a dû rester pendant cinq mois à Tapachulas au Chiapas, municipalité pauvre, située dans le plus pauvre des états mexicains et point sensible des infrastructures destinées aux migrants. Mais, maintenant, tout cela est derrière elle. Angelina est désormais libre.
Il y a quelque chose d’étrange dans cette forêt
La vie d’Angelina s’est effondrée le 19 janvier 2019.
Ce jour-là, des hommes armés ont forcé la porte de son domicile. Ils cherchaient son mari, un médecin pédiatre qui avait été le coordinateur de la campagne présidentielle de Félix Tshisekedi, déclaré vainqueur des élections du 30 décembre 2018.
La République Démocratique du Congo a ratifié ces élections le 10 janvier et cinq jours plus tard la victoire de Tshisekedi a été proclamée. Mais son opposant, Martin Fayulu, a dénoncé une fraude. C’est ainsi qu’ont commencé les émeutes et les meurtres dans un pays qui n’a jamais connu la paix depuis des décennies. D’abord l’époque coloniale. Puis, des longues années de dictature. Dernièrement, les guerres, dont les conséquences sont encore ressenties aujourd’hui.
Dans un tel contexte, le simple fait de participer à une campagne politique peut mériter la peine de mort.
“Il était 14h30 quand des hommes armés ont tiré sur la maison. Ils ont forcé la porte. J’étais dans la chambre avec les enfants. Ils sont entrés, ils ont pris mon mari et ils l’ont amené dans le salon. Nous avions une fille de 18 ans. Ils lui ont arraché ses vêtements et ils ont commencé à la violer devant son père. Quand mon mari s’est levé pour intervenir, ils lui ont tiré dessus. Il est tombé, sans vie. Je me suis évanouie et me suis réveillée à l’hôpital” raconte Angelina.
Ce premier témoignage a été recueilli au Mexique, le 25 août à Tapachula au Chiapas devant le centre d’accueil pour migrants Siglo XXI, le plus grand centre de rétention d’étrangers en Amérique Latine, proche de la frontière du Guatemala.
Cela a pris trois jours pour qu’elle accepte de me raconter son histoire.
Le premier jour elle m’a vu écouter les histoires des autres.
Le deuxième, elle m’a entendu demander aux autres de raconter leur histoire.
Au troisième, elle m’a dit : “j’ai quelque chose à te raconter”.
En même temps, autour de nous, commençait à se dresser un camp de réfugiés qui allait perdurer jusqu’à novembre. Peu à peu, des tentes, venant d’un magasin de sport proche, ont occupé la place située devant le Siglo XXI. Elles étaient vendues 299 pesos -environ 10 euros- pièce. Quand ils ont traversé le Darien, entre la Colombie et le Panama, des tentes comme celles-ci leur ont servi pour dormir. Maintenant, ils ne craignent plus les serpents venimeux, les caprices du temps ni les menaces des brigands .Leurs plus grandes craintes sont l’ennui et l’incertitude. Ils étaient arrivés jusqu’à Tapachula et ils ne pouvaient pas partir.
“Je n’ai pas eu le choix”, dit Angelina à propos de sa fuite du Congo.
Assise à côté de sa tente, elle a du temps pour raconter son histoire. Elle y dort avec ses deux enfants. Nous sommes à la saison des pluies, un orage arrive, nous l’attendons.
Elle me raconte qu‘après deux semaines à l’hôpital, traumatisée par le meurtre de son mari et de sa fille, elle a fui à Kinshasa, la capitale. Un ami de son mari, celui qui l’avait convaincu de participer à la campagne présidentielle, les a cachés chez lui. Peut-être s’est-il senti responsable ? Après tout, s’il n‘avait pas demandé à son mari de coordonner la campagne, ce dernier serait peut-être encore en vie. Ils sont restés à Kinshasa pendant les mois de février, mars, avril et mai. Puis il leur a proposé une solution.
“Il nous a proposé de voyager avec les passeports de sa femme et de ses enfants jusqu’à Quito en Équateur. Là-bas, ils ne demandent pas de visa aux Congolais”, a-t-il dit.
(L’Équateur ne demandait pas de visa pour les citoyens de la République Démocratique du Congo jusqu’au 12 août 2019. A partir de cette date, le gouvernement de Lenin Moreno a imposé des restrictions aux ressortissants de ce pays et de onze autres).
Le 5 juin, Angelina a fait ses valises et elle est partie en direction de Quito avec ses trois enfants. Le benjamin -de sept ans- était encore à la campagne avec sa grand-mère. Ils l’y avaient laissé lors du meurtre de son père et de sa sœur. Maintenant la famille était à nouveau réunie, pour partir plus loin qu’ils ne l’avaient jamais imaginé.
Ils ont pris un vol Air Éthiopie, depuis Kinshasa pour le Brésil, d’où ils sont partis vers Quito en Équateur.
Son but était de demander l’asile dans ce pays andin. Une fois sur place, elle a décidé de continuer sa route. Même si les conditions de vie étaient meilleures qu’en RDC, ils ne pouvaient pas espérer avoir une vie confortable. Historiquement, l’Equateurest un pays de forte émigration. Et puis, les États-Unis n’étaient pas loin, tout droit au nord ! Pourquoi ne pas continuer ? Que pouvait leur offrir l’Équateur ? Ils étaient déjà en route, autant continuer. “Nous avons rencontré d’autres Africains. Nous avons attendu trois jours à Quito, mais on nous a dit que nous devions continuer notre chemin.” raconte Angelina.
L’arrivée et la traversée de la Colombie se sont déroulées tranquillement. Des taxis, des autocars, c’était comme une grande colonie de vacances dans un terrain inconnu.
Puis ils sont arrivés au Darien à l’extrême nord de la Colombie, à la frontière du Panama.
Le Darien.
Le foutu Darien !
Cette forêt qui avale les êtres humains et les digère pendant des années.
Angelina ne se serait jamais lancée dans cette traversée si elle avait su ce que c’était. Mais elle ne le savait pas. Personne ne le sait. Il y a quelque chose de tragique dans cette forêt. Tous ceux qui l’ont traversée supplient les suivants de ne pas le faire, de ne pas s’exposer. Tous ceux qui se retrouvent à l’entrée de la forêt, ignorent cette mise en garde. C’est comme si les êtres humains avaient besoin de se confronter au Darien pour croire aux histoires effrayantes de ceux qui les ont mis en garde.
“Si je l’avais su, je n’aurais jamais fait ce chemin” dit Angelina.
Mais elle ne le savait pas.
“Nous l’appelons le chemin de la vie et de la mort”, explique-t-elle. Son visage a changé. C’est comme si, en racontant les souffrances subies dans cette forêt entre la Colombie et le Panama, elle s’y retrouvait à nouveau. Il fait très chaud à Tapachula, une chaleur humide, de celles qui t’empêchent de respirer et te font transpirer à grosses gouttes, comme si tu sortais de la douche. Angelina parle sans me regarder, elle met toute sa concentration dans chaque détail de son histoire.
Dans la forêt, il y a tous les types de menaces. Chacun des récits de ceux qui l’ont traversée donne froid dans le dos.
“Il y a des groupes dont on ne peut voir que les yeux et la bouche. Aux femmes, ils enlèvent tous les vêtements, ils les regardent partout. Puis, quelquefois, ils les violent. J’ai rencontré une femme dont ils ont violé la fille de 15 ans” dit-elle.
Ce sont des étrangers, dans un terrain inconnu. Des personnes très vulnérables. Les différents réseaux qui opèrent dans la zone profitent de cette vulnérabilité. Selon ce qu’elle a raconté, les groupes de migrants passent de main en main, d’un trafiquant à l’autre, d’un guide au suivant, et chacun demande sa part. “L’un va te demander 20 dollars pour porter ton sac. L’autre 80 pour t’aider à traverser avec ton enfant. Un guide marche pendant 30 minutes, puis s’arrête. Tu lui as déjà payé 30 dollars, maintenant il faut en trouver un autre”, continue-t-elle.
“J’en ai vu des cadavres dans la forêt ! Au début, j’ai vu un Camerounais mort de malaria. Après, un autre, un indien, mort aussi. J’en vu beaucoup de cadavres !”, dit-elle.
Angelina commence à être nerveuse. Elle parle plus rapidement, elle trébuche. L’angoisse commence à monter.
“Il y avait beaucoup de cadavres dans la forêt. Si tu entres, tu ne sors que par la grâce de Dieu. Si tu tombes, ils te laissent là. Tu peux partir à cent, mais tu ne sais pas combien de personnes vont en ressortir. Tu peux entrer à cent et sortir à quatre-vingt. Les autres vont y rester. Comme pour moi, je suis entrée avec trois enfants et je suis ressortie avec deux” :
Entrée avec trois.
Sortie avec deux.
Entrée avec trois.
Sortie avec deux.
Angelina, la femme qui avait fui parce qu’on avait assassiné son mari et sa fille, a perdu un autre enfant dans le Darien. Un enfant de sept ans. Le benjamin -qui avait vécu chez sa grand-mère pendant que le reste de la famille était cachée à Kinshasa- est entré dans la forêt en Colombie, mais n’est jamais arrivé à poser le pied au Panama.
“On marchait déjà depuis trois jours et on était dans la montagne. J’ai failli tomber et j’y ai laissé mon sac. J’avais des médicaments et des gâteaux… Il me restait juste mes enfants. Nous sommes montés plus haut. L’enfant marchait devant moi, les deux autres derrière. L’enfant a glissé. Il n’y avait personne pour le sauver”, raconte-t-elle.
“On a attendu deux jours, mais il n’est pas remonté”.
Angelina pleure et on n’entend rien d’autre que ses sanglots dans le camp de réfugiés qui s’est monté autour du Siglo XXI. Pendant quelques instants elle redevient cette femme effrayée et seule au milieu de la forêt, cette femme qui attend pendant deux jours que l’eau recrache son fils vivant.
Ceux qui ont perdu quelqu’un pendant le trajet sont les martyres de cet exode. Ils ont une auréole de douleur et de respect. Dans le camp, tous le savent. Ceux, dans cette tente-là, ont perdu leur mère. D’autres, ont perdu tous leurs enfants. Cet homme là-bas a dû dire au-revoir à sa femme. Angelina, la Congolaise, a vu son enfant de sept ans glisser dans la boue pendant qu’il grimpait . Elle l’a vu tomber dans l’eau. Elle l’a vu se battre jusqu’à qu’il disparaisse.
“Je ne pouvais pas rester. Pas avec mes deux autres enfants. On a donc continué notre chemin. On est arrivé ici”, dit-elle, piégée à Tapachula.
C’est le 25 août et cette famille a encore un long chemin devant elle.
Tapachula
Ces migrants, originaires de tous les pays d’Afrique, sont pratiquement invisibles au regard de l’exode des populations venues d’Amérique Centrale. Cependant ils traversent le Mexique depuis de nombreuses années. Depuis dix ans, l’arrivée de migrants Camerounais, Angolais et Ethiopiens s’est accrue.
Selon les données de l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM), elle a augmenté de 550 % entre 2014 et 2019.
En 2011, 287 personnes venues de pays africains, en situation irrégulière, ont été répertoriées par les autorités migratoires, selon les données de l’Unité de Politique Migratoire mexicaine (Unidad de Política Migratoria) qui dépend de la Secretaría de la Gobernación (l’équivalent mexicain du Ministère de l’Intérieur).
En 2019, ce chiffre a atteint 7.552 personnes.
La fermeture des frontières en Europe, la montée de la xénophobie et l’instauration de politiques manquant d’humanité, telles que celles visant à empêcher les ONG de venir en aide aux personnes dérivant en Méditerranée, ont poussé certains Congolais ou Camerounais à tenter leur chance à l’autre bout du monde.
Ces populations sont toujours minoritaires comparativement aux migrations qui viennent d’autres régions, telles que l’Amérique Centrale, et, depuis quelques années, les Caraïbes.
Le Mexique sera toujours une “grande fosse commune” qui avale des Honduriens, Salvadoriens et Guatémaltèques. Il sera toujours le pays de La Bestia, (le train de fret qui le traverse du sud au nord, qui déchire la vie et les extrémités de centaines de migrants d’Amérique Centrale), du massacre de San Fernando, Tamaulipas, des polleros (des trafiquants d’êtres humains) de Quetzalenango au Guatemala ou San Pedro Sula au Honduras.
En 2011, à la fin de la présidence de Felipe Calderón, le INM (Institut National d’Immigration) avait arrêté 66.583 étrangers en situation irrégulière. Neuf ans plus tard, pendant le premier exercice d‘Andres Manuel Lopez Obrador, ce sont 186.750 personnes qui ont été privées de liberté dans des centres de rétention pour migrants. Dans les deux cas, la plupart étaient originaires du Salvador, du Honduras et du Guatemala.
Comparée à celle venant d’Amérique Centrale, l’immigration transcontinentale est peu connue.
Comme l’explique Jaime Horacio, un chercheur du Chiapas expert en flux migratoires provenant de l’Afrique (et aussi de l’Asie), les personnes venant des autres continents ont une sorte d’avantage. Soit, leurs pays d’origine n’ont pas de représentation diplomatique au Mexique, soit ils ne sont pas reconnus par le gouvernement. Dans les deux cas ils ne peuvent pas être rapatriés. De plus, cela coûterait trop cher. Des sources anonymes à l’INM ont calculé que pour chaque personne renvoyée en Afrique ou en Asie, le gouvernement mexicain dépenserait autour de 250.000 pesos (10.000 dollars). A ce prix, il préfère ne rien faire.
En 2019, seulement 10 ressortissants africains ont été déportés. Ils venaient de Côte d’Ivoire, d’Egypte, du Lesotho, du Maroc, du Nigeria et du Togo.
Rien à voir avec les 59.427 migrants originaires de l’Amérique Centrale déportés en 2011 ou les 120.549 en 2019, pour la plupart originaires du Guatemala, du Honduras et du Salvador.
Angelina a eu la chance d’appartenir à cette population que le Mexique considère trop coûteuse à déporter.
Son objectif est clair : “Je ne cherche qu’un endroit où retrouver la paix”.
Le Mexique signe un accord avec Trump pour empêcher les migrants d’aller vers le nord
Jean-Pierre Ilunga est sorti du centre d’accueil pour migrants à 1 H du matin le 11 août 2019.
Au milieu de la nuit, avec sa femme et son enfant de quatre ans, Ilunga s’est rendu compte qu’il ne savait pas où il était ni où il pouvait aller.
Derrière lui, il laissait un long et pénible voyage qui a commencé quand ses parents, Ndumbi Donatien et Marie Jeanne, ont été assassinés dans la province du Kassaï en République Centrafricaine. Son père avait milité dans une organisation armée, la Kamuina Nsapu, qui s’est levée contre le gouvernement en 2016. Deux ans plus tard, selon son fils, il avait décidé de se retirer, de ne plus tuer et il a fini assassiné par des membres du groupe qu’il avait soutenu.
“Il a été menacé. Ils lui ont dit qu’ils allaient tuer tout sa famille. Je sais juste qu’ils ont été enlevés et tués. Je n’ai pas cherché à voir des images ou à savoir où sont étaient leurs corps” a-t-il dit.
Comme témoignage de son exode le jeune homme montre plusieurs photographies.
Sur la première il est aux côtés de sa femme lors d’une fête, tous deux en bonne santé, même un peu ronds, et habillés de vêtements élégants. Elle a été prise en 2018. Rien à voir avec les ombres faméliques qu’ils sont devenus.
Les autres photos datent aussi de 2018, mais elles montrent des corps. Ce sont les restes sanglants de ses frères et la preuve de ce qui aurait dû lui arriver si un ami commerçant ne l’avait pas aidé en lui procurant des faux papiers pour voyager. “Ce sont mes frères, ma famille directe, mon sang”, explique Jean-Pierre.
Nous sommes à Tapachula au Chiapas, c’est fin août. Devant Siglo XXI, se trouve le camp de réfugiés ; Jean-Pierre Ilunga est l’un des leurs. Ils sont tous noirs. Il y a des Camerounais, des Angolais, des Congolais. Mais,ce n’est pas habituel ici, où l’on s’occupe plutôt des personnes venant d’Amérique Centrale. Il se situe dans le sud du pays, car il y est plus facile de les repérer immédiatement, dès qu’ils posent le pied sur le sol, et moins cher de les expulser rapidement vers le Guatemala, le Honduras ou le Salvador.
On les appelle “les Africains”, comme s’ils venaient tous du même pays. Ils sont une sorte d’anomalie ici. Personne ne sait quoi en faire et, eux, ne savent pas ce qu’ils font ici.
Jean-Pierre est assis à l’ombre d’un des arbres rabougris qui tentent d’humaniser l’extérieur du Siglo XXI. Ici, personne ne fait confiance à personne. Après avoir parcouru des milliers de kilomètres et risqué leur vie dans une dizaine de pays, ils sont coincés à Tapachula, une ville de près de 350.000 habitants, dont ils ne connaissaient même pas l’existence avant qu’elle ne devienne pour eux une prison à ciel ouvert.
Tapachula porte la marque de l’immigration. La ville est entourée de postes de contrôle. C’est le premier “filtre” pour ceux qui sont de passage. A l’intérieur, se trouve Siglo XXI, le lieu où l’on retient et expulse les étrangers ; la capitale mexicaine du rapatriement.
C’est ici, sur sa place centrale, au milieu d’un énorme orage, que la caravane de migrants, qui a été le symbole de l’exode centraméricain en octobre 2018, a passé sa première nuit. A quelques rues à l’ouest se trouvent les bureaux de la Commission Mexicaine d’Aide aux Réfugiés (Comar), un lieu toujours débordant de gens qui se promènent “avec une cible dans le dos” et qui essayent d’obtenir la protection de l’État. De l’autre côté, dans les rues bruyantes et étroites du centre, on trouve les endroits qui vous emmènent à des milliers de kilomètres.
Il y a le restaurant de “Mama Africa” un Guatémaltèque, qui comme les autres ‘Mama Africas’ décrites dans l’étude collaborative Migrants d’un autre monde*, est une référence grâce aux plats traditionnels du Continent Africain qui y sont servis et à son mur chargé des messages de voyageurs qui conseillent ceux qui arrivent. Il y a l’hôtel Palafox, une auberge bon marché où viennent tous les jours des migrants originaires de l’Inde et du Bangladesh. Il y a une relation étrange entre les communautés. Chacune a sa propre route. Ils ont traversé le Darien ensemble, mais une fois arrivés, ils se retrouvent avec leurs compatriotes.
N’ayant pas d’argent pour se payer un hôtel, Jean-Pierre a été un des premiers à monter une tente. Après avoir été renvoyé de Siglo XXI, il a bien essayé de louer une chambre, mais le peu qui lui restait partait trop vite. Il avait déjà dépensé plus de 5.000 dollars et il lui restaient encore plus de 2.000 kilomètres à parcourir jusqu’à la frontière. Aussi, il a décidé de camper.
Le centre de rétention est dans une zone déserte. Aux alentours, il n’y a que deux épiceries installées dans de rustiques cabanons en bois où l’on ne peut trouver que ce qui n’est pas bon pour la santé. On peut aussi acheter du poulet, du riz et des plantains frits, cuisinés pour le cas où certains seraient invités par un compagnon de voyage qui aurait reçu un mandat. En quelques jours, devant le centre de rétention une petite et précaire “Babel” a vu le jour. Il n’y a ni toilettes ni eau courante. Les migrants doivent donc faire leurs besoins dans les champs proches ou demander aux habitants des environs un accès à leur maison. Pour leur toilette, ils doivent se laver dans un ruisseau à près d’un kilomètre. Il n’y a pas de service de ramassage des poubelles ; les ordures s’entassent et s’étalent un peu partout.
Il n’y a personne, absolument personne, sauf de temps à autre un policier, un agent de l’immigration ou un des bus faisant des allers-retours pour transporter des futurs-nouveaux-déportés.
Ce n’est pas le cas de Jean-Pierre et de sa famille. A la différence des centraméricains, qui fuient la peur au ventre dès qu’ils repèrent un agent du INM, ils se sont rendus volontairement. C’était la seule façon d’avoir le document nécessaire pour continuer leur séjour. D’autres l’avaient fait avant eux. Ils ne devaient pas avoir de problème. Mais le Mexique a changé les règles et ils étaient pris au piège.
Jusqu’en juillet 2019, la traversée du Mexique était possible en raison d’un vide juridique. Les migrants arrivaient au sud par le fleuve Suchiate en provenance du Guatemala, un lieu de transit, habituellement sans contrôle douanier, ni du côté guatémaltèque à Tecún Umán, ni du côté mexicain à Ciudad Hidalgo. Du sud au nord, passaient les migrants sans papiers ; du nord au sud, les produits ne payaient pas de taxes.
Entre Ciudad Hidalgo et Tapachula, dans le Chiapas, il y a 42 kilomètres, où les Autorités politiques ont placé un ou deux postes de contrôle. Habituellement, les migrants sous le coup d’une expulsion et qui ne voyagent pas sous la protection d’un groupe criminel, prennent des combis (petits bus) et descendent 500 mètres avant le point de contrôle. Ils le contournent à travers les champs voisins et retournent sur la route, pour prendre un autre bus et font la même chose à chaque point de contrôle. A ce moment-là, ils sont vulnérables. C’est sur ces trajets à pied qu’ils sont agressés, violés, kidnappés, dépouillés de tout leur argent.
Lorsque Jean-Pierre Ilunga a traversé le fleuve, il n’a eu qu’à chercher des policiers pour l’emmener au poste d’immigration. D’autres témoignages font état d’un réseau de fonctionnaires corrompus qui réclament 100 dollars à chaque migrant. S’ils ne payent pas, ils ne les emmènent pas au poste. Et s’ils ne sont pas enfermé au poste, il ne peuvent pas accéder au document qui permet de transiter par le pays.
Passer par Siglo XXI n’était qu’une formalité. Une fois libéré, le migrant recevait un document appelé “Oficio de Salida”. Ce document proposait deux options : se rendre dans les bureaux de l’INM pour être régularisé ou quitter le pays dans un délai de 20 jours. Ce temps était suffisant pour traverser le Mexique et se rendre à la frontière des États-Unis en utilisant le document comme un permis de circulation. C’est pourquoi il était appelé “laisser-passer”, bien qu’en réalité, le Gouvernement n’ait jamais donné d’autorisation et que cette formule n’existe pas dans la loi.
Le Gouvernement ayant appliqué la règle d’une façon plus stricte, c’est devenu un problème pour Jean-Pierre et les centaines de personnes qui sont arrivées après lui. Les citoyens des pays africains ont, eux aussi, été touchés par le virage à 180 degrés duprésident Andres Manuel Lopez Obrador, qui est arrivé au pouvoir en promettant des politiques “humaines” pour ceux qui essayaient de traverser le Mexique et se rendre aux États-Unis. Il a fini par s’incliner devant les politiques anti-immigration de son homologue Donald Trump.
Le 7 juin 2019, suite aux différentes menaces lancées par les Etats-Unis, le Ministre des Affaires Etrangères Marcelo Ebrard s’est rendu à Washington pour négocier avec l’Administration américaine. Il a signé un accord par lequel il s’engageait à réduire le flux migratoire en échange de la non imposition par les États-Unis de droits de douane sur les exportations mexicaines. Le Mexique a alors déployé un contingent composé des milliers de policiers de la Garde nationale à la frontière sud et a accepté que les demandeurs d’asile aux États-Unis restent au Mexique tant qu’ils n’auraient pas de rendez-vous avec un juge américain. Cela ne devait pas concerner les migrants transcontinentaux, mais cela les a, en fait, affectés.
Le 10 juillet 2019, une circulaire signée par Ana Laura Matinez de Lara, qui était à l’époque la directrice générale de Control et Verificacion Migratoria (l’unité de contrôle et vérification migratoire mexicaine), a modifié les règles du jeu. Cette circulaire a donné aux bureaux de la INM des instructions pour la gestion des sorties des centres d’accueil des migrants.
Elle rappelle que les “oficios de salida” ne donnent pas le droit de rester. “Avec ce document les personnes d’origine étrangère ne peuvent pas circuler librement sur le territoire national”. Selon cette circulaire, toute personne sortant d’un centre migratoire devra régulariser sa situation ou quitter le territoire. Néanmoins, elle précise que cette sortie doit s’effectuer à ” l’endroit réservé au transit des personnes à la frontière sud la plus proche de celui où le document a été établi”.
En annexe de cette circulaire était joint un modèle de l’”oficio de salida” précisant les modifications.
Par cette décision, le INM condamnait les personnes telles que Jean-Pierre, qui avaient fait des milliers de kilomètres, à retourner au Guatemala. Qu’allait faire un commerçant du Kassai, sa femme et son enfant, qui parlaient ni l’un ni l’autre espagnol, dans un pays comme le Guatemala, où six citoyens sur dix vivent sous le seuil de pauvreté ?
La circulaire indique que la modification se trouve dans la section IX de l’article 240 du règlement de la loi mexicaine sur les migrations.
Mais il y a une différence entre cet article et ce qui est repris dans la circulaire, ce qui pose problème.
La loi dit : “Au cas où la personne d’origine étrangère n’a pas les documents demandés dans la période requise, elle devra abandonner le territoire dans le temps stipulé”. Nulle part il est indiqué où, spécifiquement, les personnes concernées doivent quitter le territoire. Il est simplement dit, qu’ils ont vingt jours pour régulariser leur situation ou quitter le pays. C’est exactement ce qu’ils veulent, quitter le Mexique par la frontière nord. Le compromis signé par Lopez Obrador avec Trump visait à les en empêcher.
Jean-Pierre est sorti du centre migratoire avec un document, pensant qu’il avait la voie libre pour continuer vers les États-Unis. Le lendemain, dès qu’il a mis le pied dehors, on lui a annoncé la mauvaise nouvelle. Certains avaient déjà essayé de sortir depuis la parution de la circulaire de Martinez de Lara et ils avaient appris que le document “n’était pas bon”. Ils avaient essayé de quitter Tapachulas et ils avaient été arrêtés au premier poste de contrôle, obligés de faire demi-tour. Soudain, le ciel leur est tombé sur la tête ! A chaque étape du chemin, ils avaient appris quelle était la prochaine marche à suivre. Maintenant à 2.000 kilomètres de la frontière ils ne savaient plus quoi faire.
Leur première réaction a été l’incrédulité. Ils ont commencé par protester, se sont plaint d’avoir été forcés de signer des documents non traduits dans leur langue. Ils étaient outrés d’apprendre que, dans ce document, ils étaient considérés comme des apatrides. Ils n’étaient plus des Congolais, des Camerounais ou des Ethiopiens. Ils étaient devenus des apatrides, malgré leur passeports.
Ni Jean-Pierre, ni Angelina, ni les autres avaient compris qu’être considérés comme apatrides était plutôt une bonne chose pour eux. Cela voulait dire qu’il n’y avait pas de pays où les renvoyer. A ce moment-là, ils avaient le sentiment d’avoir été dupés et, le fait de ne plus avoir de nationalité, était un affront de plus de la part des Autorités mexicaines. Cela faisait beaucoup. Ces jours-là, sous une chaleur étouffante suivie de pluies torrentielles l’après-midi, ont débuté les récits de traitements humiliants à l’intérieur du Siglo XXI et les témoignages de vols perpétrés par des agents municipaux dans les environs du centre de rétention.
L’un des premiers mots en espagnol que chaque migrant apprend à Tapachula est “fila” (faire la queue). C’est une routine fastidieuse. Faire la queue pour entrer dans Siglo XXI. Faire la queue pour recevoir de la nourriture, pour demander un document. La patience de ces hommes et de ces femmes épuisés s’amenuisait. Ils avaient l’impression qu’on se jouait de leur dignité. Et c’était la dernière chose qu’ils pouvaient accepter.
C’est pourquoi la deuxième réaction a été la colère. Le 26 août, alors que le camp n’en était qu’à ses débuts, des dizaines de migrants africains ont bloqué l’accès à Siglo XXI. Ils ont crié “mafia” aux fonctionnaires et ont dénoncé les escroqueries. En outre, des plaintes ont été déposées concernant le traitement dégradant et raciste de la part de fonctionnaires. Ce jour-là, des migrants ont été battus à l’extérieur du centre de rétention.
L’image d’un policier imitant les gestes d’un singe, pendant que des dizaines de noirs criaient “non violence” avant d’être battus, représente le choc de deux mondes et une logique très perverse. Des policiers mexicains touchant de très bas salaires, recevant éventuellement des mandats provenant de leurs proches aux Etats-Unis, étaient en première ligne au service de Washington, pour empêcher des familles fuyant la guerre et les tueries d’atteindre ses frontières.
Ni les tentatives de dialogue ni les protestations ont eu un effet. Le Gouvernement avait changé la règle et il n’y avait même pas de loi sur laquelle s’appuyer. Ainsi, pendant des mois, Jean-Pierre a langui, dormant dans une tente, sans argent, sans espoir, terrifié à l’idée que ce campement temporaire devienne permanent. Il y a eu des jours où il ne pouvait même pas acheter des couches. Il ne pouvait pas travailler. Qui engagerait un homme à qui il ne pourrait même pas donner d’ordres parce qu’il ne parle pas la langue ? Certains, une minorité, ont obtenu un emploi dans la construction, même s’ils étaient en situation irrégulière. Il y en a toujours qui profitent de la misère des autres : plusieurs Camerounais ont raconté qu’après avoir travaillé quinze jours, le patron leur a dit qu’il avait besoin de leurs papiers pour les payer. Il ne leur a donc jamais donné un peso.
En septembre, le temps s’est arrêté dans un camp qui était à la fois sûr et menaçant. Les réfugiés du monde entier le savent, ce qui était temporaire peut devenir permanent. Plus encore, les tentes de fortune ont fini par donner naissance à des villes “en dur” et permanentes dont le monde entier pensent qu’elles étaient toujours là.
“Je ne sais pas ce qu’ils vont faire de nous. Que veut le président ? Pourquoi ne nous laissent-ils pas partir ?”, s’est plaint amèrement Jean-Pierre lors de notre interview sur WhatsApp.
La place avait été conquise. Le camp des Africains devant Siglo XXI a commencé à faire partie du paysage . Les téléphones portables étaient rechargés dans les petits magasins situés dans les cabanes voisines. Il y avait des matchs de football à la tombée de la nuit et des prières du petit groupe de musulmans du Mozambique. Il y avait aussi des images déchirantes d’enfants, comme Philippe, un an, brûlé sous une toile alors qu’il faisait une sieste à 40 degrés à l’ombre.
Les Autorités ont installé un bac d’eau potable et des groupes religieux ont apporté de la nourriture de temps en temps. Mais la situation devenait de plus en plus difficile et des familles en venaient presque aux mains pour un misérable carton de lait. Ils avaient dépensé des milliers de dollars pour ce voyage et se sont retrouvés piégés, sans ressources, sans rien comprendre. L’État n’avait qu’une seule préoccupation : qu’ils n’arrivent pas dans le nord. Qu’ils soient affamés ou malades, qu’ils dorment dans la rue ou qu’ils s’entretuent pour un carton de lait, c’était sans importance pour les fonctionnaires mexicains.
Ils ont commencé à s’impatienter. A partir de là, plusieurs solutions ont émergé grâce aux passeurs appelés “coyotes”. La route maritime, qui relie les plages du Chiapas à Oaxaca ou au Guerrero était la plus dangereuse. Le 11 octobre 2019, quatre Camerounais sont morts sur une plage d’Oaxaca. En essayant d’éviter les points de contrôle, le bateau a coulé au large de la côte. Un jour plus tard, alors que la nouvelle arrivait tout juste au camp, des centaines d’Africains formaient une caravane, imitant ainsi l’exode de fin 2018, et tentaient de se rendre à Tijuana, en traversant tout le Mexique. Ils n’ont pas réussi, des dizaines de gardes nationaux ayant été déployés le long de la route. Après plus de 20 kilomètres de marche, parfois sous une terrible tempête, les migrants se sont rendus. Ceux qui ont tenté d’éviter le poste de contrôle ont été traqués dans les champs voisins.
Le Mexique n’était pas disposé à faire preuve de clémence envers eux.
Mais il ne pouvait pas, non plus, les laisser pris au piège toute leur vie.
Le camp est en mouvement
“Afin de respecter l’accord signé avec les Etats-Unis en ne laissant pas les migrants arriver au nord, le Mexique a créé un problème dans le sud”, explique Salva Cruz, directeur juridique de Fray Matías de Córdova, une organisation de défense des droits de l’homme basée à Tapachula. “La situation a été inacceptable pendant de nombreux mois”.
Au début du mois de novembre, une foule de plus en plus dense s’est rassemblée en face du Siglo XXI. Ceux qui étaient là depuis plusieurs mois, comme Jean-Pierre et sa femme, ou Angelina et ses enfants, ont été rejoints par de nouveaux arrivants. Ces personnes, qui avaient commencé leur périple au milieu de l’année 2019, ne savaient toujours pas que Tapachula était le terminus. Gedeao Makambo, un Angolais de 32 ans, est l’un des nouveaux venus.
Gedeao est un homme petit et réservé. Il a quitté l’Angola pour des raisons qui lui sont personnelles et a passé six ans au Brésil avant de refaire ses valises. Il a gagné sa vie comme électricien et musicien à Sao Paulo, mais la violence a commencé à lui peser. Il est donc parti avec sa femme et ses quatre enfants.
Jusqu’à ce que le Darien lui enlève sa petite fille. Pour preuve, il me montre son passeport.
“C’est compliqué. Quand je suis arrivé dans la jungle, j’avais tous mes enfants. Des bandits m’ont volé à deux reprises : la première fois, ils ont pris mon argent et la deuxième fois, ils ont pris toute la nourriture que j’avais pour les enfants, des vêtements, des documents”, dit-il.
Revivre l’horreur n’est pas facile. Et encore moins de se souvenir du moment où vous n’avez pas pu sauver votre fille. Gedeao est un homme très religieux, mais il faut être très croyant pour surmonter une épreuve aussi dure.
“Nous traversions l’eau. Il y avait un fort courant et nous sommes tombés dans l’eau. Il y avait des rochers et un tourbillon. J’ai pu me sauver et sauver mon autre enfant qui était avec nous, mais pas ma fille”, dit-il.
L’homme est troublé en racontant sa tragédie. Il n’est pas bien dans sa peau et, de temps en temps, il pose une question qui va à l’essence même de la relation entre journaliste et protagoniste de l’histoire : “Qu’est-ce que ça m’apporte ?”
La situation dans le camp était déjà intenable. Les médias ont alors débarqué et le Mexique a eu de plus en plus de mal à justifier cette rétention de centaines de migrants et demandeurs d’asile avec des histoires atroces à raconter, piégés dans le sud, sans autre choix que de faire demi-tour et retourner d’où ils venaient . Il semblait évident qu’ils n’allaient pas être expulsés.
La Secretaria de Relaciones Exteriores (Ministère des Affaires Étrangères) a tenté de négocier avec les pays africains, comme il l’avait fait avec l’Inde où 311 personnes ont été renvoyées. Ils pouvaient demander l’asile, mais ne l’envisageaient pas car ils craignaient que, le faire au Mexique, signifierait perdre la possibilité de solliciter la protection des États-Unis ou du Canada. Malgré cela, 1.317 Africains, pour la plupart originaires du Cameroun (514), de la République démocratique du Congo (221) et de l’Angola (184), ont entamé des démarches auprès de la Comar, ce qui est peu comparativement aux plus de 70.000 personnes qui ont cherché refuge au Mexique en 2019.
Au même moment, un avocat mexicain, Luis Villagrán, a déposé un recours pour la régularisation de plus de 800 Africains. La documentation issue de ce procès, témoigne de leur présence dans ce camp à un moment précis, les vivants comme les morts. En réalité, il y en a eu beaucoup plus que ceux dont l’avocat a eu connaissance.
L’argument de Villagrán était que les migrants, ayant été déclarés “apatrides”, devaient bénéficier d’une sorte de “séjour légal”. Un juge a rejeté sa demande. Cependant, à la fin du mois de novembre, le gouvernement mexicain a commencé à régulariser tout le monde. Il leur a accordé des cartes de séjour. “Ils m’ont donné raison dans les faits, même si cela a été refusé par les tribunaux”, dit Villagran.
Personne n’explique ce qui s’est passé, si bien qu’à la fin du mois d’octobre 2019, le gouvernement mexicain a décidé de modifier sa politique à l’égard des migrants bloqués à Tapachula. Ce sont peut-être les pressions internationales qui ont été mises en avant après la mort des Camerounais qui ont tenté de fuir et qui ont fait naufrage. Peut-être les diplomates ont-ils réalisé qu’ils ne pouvaient pas conclure d’accords avec les pays africains pour renvoyer tout le monde dans le camp.
Après trois mois d’ignorance, ils ont délivré les premières cartes de résident permanent. Comme ils n’avaient pas de pays, le Mexique leur a proposé de vivre dans le leur.
Aucun d’entre eux ne voulait rester.
La réaction a été instantanée. Dès qu’un migrant avait sa carte, il achetait un billet pour le nord. Ciudad Acuña, au Coahuila, est alors devenu la capitale du transit africain vers les États-Unis.
Le saut vers les États-Unis
Le samedi 1er décembre, des tueurs à gages à bord de fourgons chargés d’armes lourdes, ont attaqué la municipalité de Villa Union au Coahuila, à 70 kilomètres de la frontière américaine. Au total, 23 personnes sont mortes au cours des tirs qui ont duré des heures et de la poursuite ultérieure par des éléments de l’armée. L’année 2019 a été l’année la plus violente jamais enregistrée au Mexique : plus de 35.000 personnes ont été tuées.
Le jour même où les affrontements ont eu lieu à Villa Union, Josep Pele Mesa, journaliste et homme d’affaires, se trouvait dans un bus en direction de Ciudad Acuña, également au Coahuila. Il passera à 20 kilomètres seulement du site de l’attaque, une zone assiégée par des postes de contrôle militaires. Mais il n’a pas eu conscience de tout ce qui se passait. Il n’a même pas réagi quand il a vu sur son téléphone portable les images de la ville criblée de balles.
Josep est un homme aux multiples facettes. Il a 61 ans, une mâchoire proéminente et c’est un homme très enjoué Il a été l’une des premières personnes que le Mexique a abandonnée à Tapachula en juillet dernier. Il était arrivé du Brésil, où il a vécu pendant six ans. Auparavant, Il avait été journaliste au Congo, persécuté politiquement et emprisonné. Il s’est ensuite exilé en Angola, où il a monté une entreprise dans le domaine social. De nouveau persécuté, il s’enfuit au Brésil. L’augmentation de la criminalité et l’arrivée au pouvoir de Jair Bolsonaro, qui a conduit à une plus grande instabilité, l’ont condamné à partir.
Tout cela est maintenant derrière lui. Pendant deux jours, il n’aura plus qu’à s’asseoir dans le bus et à trouver le sommeil. Il lui faudra 48 heures de route pour se rendre au prochain point décisif : la frontière avec les États-Unis.
“Nous sommes venus ici parce que de nombreux frères nous ont précédés. Je n’étais pas sûr de ce que j’allais faire”, dit-il. Il ignorait comment il allait se rendre aux États-Unis. Quand il arrivera et verra le Rio Bravo, il y verra plus clair. Il savait maintenant qu’il n’avait que deux options : suivre les règles et demander l’asile par la voie réglementaire ou se jeter à l’eau et se rendre à la police des frontières. Il lui faudra deux jours pour se décider. Presque tout le monde fait de même.
“C’est une guerre et elle n’est pas encore terminée”, dit Josep, qui a revêtu un costume militaire pour commencer le voyage.
Le vendredi 29 novembre 2019, à 16 heures, Josep et 60 autres migrants, pour la plupart originaires d’Angola et du Congo, montent dans un bus pour Ciudad Acuña. Deux heures plus tôt, deux autres bus étaient partis. Ils arriveront à destination en même temps car tous les deux se sont perdus en route. On sent que le véhicule que Josep et à sa famille ont choisi au hasard, a dû connaître des jours meilleurs. On a l’impression qu’il est à deux doigts de la casse : il n’a pas de climatisation et, de temps en temps, le conducteur doit réparer le moteur pour le faire redémarrer. Le pire qui puisse arriver est qu’il rende l’âme au cours des 700 derniers kilomètres à travers le désert.
Pour 1.300 pesos (environ 50 dollars) le billet, les migrants ne peuvent pas s’attendre à avoir une place “Première Classe”. En outre, ils y sont habitués. Ils ont voyagé dans des taxis, des camions, des bus, des fourgonnettes, des bateaux, des camionnettes et à pied. Quelle importance que des dizaines d’êtres humains transpirent en même temps dans un lieu où circule peu d’oxygène entre les sièges, créant ainsi une atmosphère irrespirable, et où se mélange l’odeur de poulet et de chips ? Depuis des mois, l’unique objectif est de se rendre aux États-Unis, et ce bus décrépit va les conduire jusqu’à la frontière.
Les cars sont pris à côté de l’Oxxo (Oxxo est une chaîne de supérettes) la plus proche du Siglo XXI, à Tapachula. Il ne s’agit pas de lignes régulières, mais de lignes mises en place par les compagnies de transport en fonction de la demande. Ce sont des entreprises qui louent des véhicules et engagent le personnel à un prix forfaitaire comprenant le coût de l’essence et de la nourriture. C’est pourquoi les conducteurs préfèrent économiser quelques pesos en traversant des zones à fort risque d’enlèvement afin de diminuer le temps et les distances.
Depuis que le Mexique a commencé à délivrer des cartes de séjour, la ligne vers Ciudad Acuña est la plus fréquentée. Il existe aussi des lignes à destination de Tijuana, en Baja California et de Nuevo Laredo au Tamaulipas. Tous les voyages sont à sens unique.
Le Mexique est le dernier pays avant d’atteindre les États-Unis, mais il est dangereux. Le crime organisé est présent dans la plupart des territoires que le bus traversera. Des groupes armés contrôlent les routes vers les États-Unis. La traversée de San Pedro Sula au Honduras vers le nord peut coûter jusqu’à 12.000 dollars. La majeure partie de cet argent servira à payer les pots-de-vin versés aux agents de l’immigration et à la police tout au long du parcours. Ceux qui n’ont pas d’argent, risquent leur vie dans “La Bestia” ou en effectuant de longs trajets à pied, échappant aux points de contrôle de l’INM.
Dans le bus de Josep, chacun a sa carte de séjour et peut donc voyager sans se cacher. C’est sans aucun doute un avantage.
En fait, tous ne sont pas dans la légalité. Les deux seuls Honduriens qui se rendent dans le nord n’ont pas de papiers en règle. L’un d’eux se fait passer pour son frère. L’aîné, le seul qui s’exprime parce qu’il connaît le chemin, est pressé d’arriver pour la naissance de son enfant et pour rencontrer le juge qui statuera sur sa demande d’asile. C’est un musicien évangélique de San Pedro Sula qui a fui lorsque son père a été tué. Il n’y parviendra pas, ni pour la naissance, ni pour l’entretien avec le juge. Depuis, il vit à Reynosa dans le Tamaulipas.
Au cours de ce voyage de 48 heures, les migrants rencontreront 11 barrages routiers ; onze postes de police et à chaque fois la même routine : documents, photocopies des papiers, et rebelote. Les Honduriens arriveront à les passer tous, mais pas deux Camerounais qui avaient misé sur des faux permis achetés à Tapachula. Au troisième point de contrôle, ils ont été arrêtés. Comme ils ne peuvent pas être expulsés, leur sort sera le même que celui de ceux prisonniers au Siglo XXI, jusqu’à ce que les Autorités décident de les libérer. Puis, ils vont à nouveau tenter leur chance. C’est un cercle vicieux, duquel ils ne peuvent sortir que par une tentative réussie.
Pouvant passer les contrôles d’immigration légalement, ce qui est un avantage, ils doivent encore effectuer une marche éreintante à travers l’immensité du Mexique. Ils doivent encore parcourir le Oaxaca et le Chiapas, des États pauvres qui font barrage à la progression des étrangers, le Veracruz, une terre où le crime organisé est très présent et où les enlèvements de migrants sont monnaie courante, les montagnes de Puebla, la mégalopole de Mexico et Monterrey aux portes du désert.
Le Mexique lui-même est comme un continent, mais personne dans ce bus ne songe à le découvrir. Il y a trop de ressentiment et de colère envers le traitement subi et trop de hâte à le laisser derrière soi. Le Mexique est, pour les occupants de ce bus, un pays aux règles arbitraires, dont certains habitants les exploitent et d’autres les considèrent comme des êtres inférieurs. Pour ces hommes et ces femmes, qui sont partis de si loin, la seule chose à faire est de le laisser le Mexique. Leur objectif sera presque atteint lorsqu’ils arriveront à Ciudad Acuña.
Pourquoi Ciudad Acuña ? Personne ne donne d’explication convaincante. Josep ne le sait pas, pas plus qu’Angelina ou Jean-Pierre, pourtant, ils sont tous traversé la frontière ici. Ils savent seulement que “quelqu’un leur a dit”. C’est suffisant.
Les itinéraires sont déterminés en imitant les autres.
Ciudad Acuña est une ville banale d’à peine 150.000 habitants, qui fait face au nord. Contrairement à Tijuana et San Diego, ou Laredo et Nuevo Laredo, elle n’a pas de jumelle de l’autre côté du Rio Bravo. Il faut parcourir dix kilomètres pour atteindre les premières maisons de Del Río, la ville la plus proche de l’autre côté.
Les gens viennent ici par intérêt : du nord, pour bénéficier de prix plus bas dans les pharmacies, chez les dentistes et les opticiens, du sud, pour traverser le Rio Bravo et tenter sa chance aux États-Unis.
Elle a également ses propres avantages pour les migrants.
Elle est beaucoup moins saturée que d’autres postes frontières comme Tijuana, Nuevo Laredo ou Piedras Negras. C’est un lieu où on ne reste pas : on arrive, on dort et on part. Pas besoin de rester quelques mois à travailler dans la maquila, des usines qui peuplent le nord du Mexique, afin de gagner un peu d’argent pour s’acheter un passeur. Il y a à peine quelques gîtes, deux hôtels peuplés uniquement de migrants et quelques refuges, présentés comme des structures caritatives, mais dont les propriétaires demandent une rémunération pour y passer la nuit.
Dans cette ville, la présence du crime organisé est moins importante. Cela offre plus de sécurité. Cependant, il faut reconnaître que les migrants des pays africains ne sont généralement pas victimes des cartels. Le contact avec leurs familles est plus difficile, c’est pourquoi les voleurs préfèrent se diriger vers d’autres communautés, comme les Cubains , qu’ils associent aux “dollars de Miami”.
Ce n’est pas une étape que l’on franchit illégalement avec un passeur. Les gens ne viennent pas ici pour se cacher dans le désert et devenir des illégaux de l’autre côté. Ici, Ils viennent se rendre de leur plein gré.
Angelina l’a fait avec ses enfants. Jean-Pierre l’a fait avec sa famille. Josep et sa famille le feront.
Il suffit de traverser le fleuve sur une centaine de mètres pour atteindre l’Amérique. Il y a des endroits, comme le parc, où l’eau atteint à peine le genou. On a juste besoin de savoir où traverser. De là, on peut voir le pont international et les bateaux de surveillance qui passent de temps en temps. Mais ils ne sont pas omniprésents.
En outre, tout le monde sait comment ça se passe de ce côté-ci du fleuve.
Au moment où le migrant approche, une caméra avertit les Autorités qu’un étranger est entré sur le territoire des Etats-Unis. Ainsi, dès qu’il met les pieds sur le territoire, un “comité d’accueil” est prêt à le prendre en charge.
Josep a envisagé la possibilité de demander l’asile par les voies ordinaires, mais a abandonné l’idée lorsqu’il s’est heurté à la réalité. Il existe une liste, gérée par la Protection Civile. Début décembre 2019, il y avait environ 60 familles avant Josep. Cela signifiait qu’il fallait attendre environ six mois. Après s’être morfondu pendant cinq mois à Tapachula, la perspective de perdre encore une demi-année à l’autre bout du Mexique lui a suffi à prendre sa décision. Moins d’un jour après avoir été informé de la procédure, il a fait le saut.
Le 3 décembre 2019, le téléphone portable de Josep Pelé a cessé de sonner. La veille, il avait fait ses adieux en disant qu’il avait évalué toutes les options. Mais il y avait quelque chose dans son discours qui indiquait qu’il ne disait pas toute la vérité.
La dernière fois qu’il a regardé whatsapp, c’était le matin, à six heures et quelques minutes.
C’est à ce moment que sa famille a décidé de traverser. Un jour plus tard, nous avons reçu un appel de ce numéro de téléphone : il s’agissait des trois militaires chargés de garder la frontière. C’était une petite unité composée de trois hommes affectée à la surveillance le long du rivage, se protégeant du froid grâce à des feux de camp. Ils voulaient savoir qui avait aidé les migrants et comptaient sur le téléphone que l’un d’eux avait trouvé comme un indice.
Quelques jours plus tard, nous recevions un deuxième appel du Texas.
Il s’agissait de Josep, qui venait d’être libéré du centre de rétention.
Après tant de mois, il avait réussi.
Il était aux États-Unis.
*Ce reportage fait partie d’une collaboration transnationale réalisé par Migrants d’un Autre Monde, une recherche journalistique du Centre Latino-américain des Recherches Journalistiques (CLIP), Occrp (Amérique Latine) ; Animal Político (Mexique) et les médias régionales Mexicaines Chiapas Paralelo y Voz Alterna, du réseau Periodistas de a Pie; Univisión digital (Etats Unis), Revista Factum (El Salvador); La Voz de Guanacaste (Costa Rica); Profissão Réporter de TV Globo (Brasil); La Prensa (Panamá); Revista Semana (Colombia); El Universo (Ecuador); Efecto Cocuyo (Venezuela); y Cosecha Roja(Argentina) en Amérique Latine. Ont aussi collaboré avec ces récherches : The Confluence (India), Record Nepal (Nepal), The Museba Project (Camerún) y Bellingcat (Reino Unido). Ce travail a compté avec le soutien de la Fundación Avina et la Seattle International Foundation.